Isaac CELNIKIER – Bibliography
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Février 1993 | Catalogue de l’exposition "Mémoire, révolte, vie"
MUSEE FABRE MONTPELLIER
Avant de quitter Varsovie, fin octobre 1939, je revis Janusz Korczak. Il n’approuvait pas nos départs. Il fallait, selon lui, rester sur place. Il croyait encore à la civilisation allemande. Je ne sais pas si il avait imaginé un instant que lui, ce Freud de la psychologie enfantine, ce grand pédiatre analyste et écrivain, ce symbole du « Père Juif inconnu », ramasserait de ses propres mains, dans l’enfer du ghetto de Varsovie, des centaines d’enfants agonisants pour finalement aboutir avec son orphelinat dans les fours de Treblinka. La plupart de mes gravures et toiles évoquent certaines réalités très précises de ma vie. Le langage muet du trait, s’il peut transcender le vécu réel, demande parfois à être accompagné de la parole, non pour expliquer l’oeuvre, mais pour essayer de cerner une réalité qui nous paraîtra toujours inexplicable, car là où il y a préméditation de génocide, il y a nécessairement destruction des traces et des preuves ; lorsqu’il s’agit de l’assassinat de notre peuple par un ennemi dont la seule vocation et pulsion vitale est de donner la mort, même les preuves les plus tangibles sont systématiquement détruites. Comment avouer que, pour rendre l’univers criminel - c’est de cela précisément qu’il s’agissait - il fallait commencer par tuer l’une des sources de la prise de conscience de l’homme étique : le Juif. (…)
22 novembre 1993 | Catalogue de la remise du Prix « Mémoire de la Shoa »
Fondation Jacob Buchman - FONDATION DU JUDAISME FRANCAIS
(…) L’art de la mémoire est avant tout penser mémoire. C’est de cela qu’il s’agit et à différents degrés, cela nous concerne tous. La mémoire de la Choa est sans doute la partie de notre mémoire la plus sacrée, quasiment intouchable, inavouée et en même temps la plus intime de notre être. Ayant vécu ce que j’ai vécu, je sais à quel point, face à l’immensité des crimes allemands, cette mémoire précise peut être paralysante ; à quel point elle peut nous rendre muets. Comment, sorti de l’horreur et du rejet, retrouver le réflexe et la force de se dire : d’où viens-tu, où est ta mère, qui est ton père, où est ton peuple ? Et là, tu t’aperçois qu’il n’y a rien. (…) Et brusquement une énorme somme d’innocence, offensée, affamée, désarmée, piétinée, massacrée, broyée, revient sur toi et tu ne la lâcheras plus tant qu’un semblant de vie ne leur sera pas rendu, et tu suivras chaque trace dans ta mémoire, car c’est tout ce qu’il te reste. Tu vas la cerner, la regarder le plus près possible et ainsi quelque chose réapparaîtra, deviendra visage et âme, et l’âme restera ton arme, ta victoire, ta vengeance sur les meurtriers de ton peuple - l’Allemagne hitlérienne. Victoire ? Je n’en sais rien ; il n’y a pas de victoire ici, mais notre lutte quotidienne, car l’impunité des crimes hitlériens a fait que le monde risque à nouveau de se retrouver devant ce moloch de la mort fardé en démocrate européen. La mémoire de l’humanité est inscrite et transmise notamment par l’art. C’est par l’art que nous parviennent, comme des astres de lumière, des civilisations entières, mortes ou vivantes. (page 30) Nous savons également que l’art peut mentir et pervertir de nombreuses générations et faire stagner des civilisations. C’est sans doute là que nous pouvons trouver certaines racines du mal qui ne cesse de frapper le monde. L’art s’est quasiment tu. Si la monstruosité des crimes allemands, à laquelle notre esprit se refuse, jusqu’ici, de croire, a pu rendre l’art en partie impuissant, il y a surtout un système de mensonges concernant la Choa et une volonté de réduire l’art - ce symbole de la conscience de l’homme révolté - à la perversion et au silence. La confrontation de la mémoire avec la Choa, aussi terrible soit-elle, peut devenir aussi libératrice. La hantise des rescapés restera pourtant à chaque fois la même : comment oser prendre le pinceau ? Par où commencer ? Parler des six millions ? Qui osera ? Rentrer dans chaque existence et agonie individuelles ? Comment soutenir cela ? Parler des étapes ? Ou des regards croisés des sélections ? Traduire dans un langage d’art la bestialité cannibale ? Ce sont des questions auxquelles se heurtera toujours tout regard honnête, chaque geste du pinceau ou du burin. Ne nous paralysons pas par ce qui, en soi, paraît toujours paralysant : l’innommable, l’intransmissible. Dès que le regard, dans sa concentration extrême, devient lucidité, les choses prennent corps. Si notre génération laisse des traces dans l’art, cela engendrera des suites. (…) Et même si l’art n’est plus fait pour sauver l’humanité, il sauvera certains hommes.
Critics
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1969 | Waldemar GEORGE
Catalogue de l’exposition Galerie GRANOFF du 25 juin au 12 juillet 1969
Éloge d’un voyant : ISAAC CELNIKIER
Pas plus que Georges Rouault, le gigantesque Rouault des Saintes Faces romano-byzantines et des Christs errant dans les faubourgs des villes tentaculaires, Goya, le peintre hanté de cet enfer qu’est la Quinta del Sordo, ne peut livrer la clef de l’art visionnaire d’Isaac Celnikier.
(…) Fait-il partie de l’Ecole parisienne, de l’Ecole polonaise ou de la jeune Ecole israélienne ? Il ne peut être classé que malaisément. Il revendique en effet l’héritage européen, envisagé dans sa totalité. Ses oeuvres majeures sont : le Ghetto, première et deuxième version (H:215X240. H:220X394) et Prague (H:230X195). Dans le Ghetto qui est son Guernica, encore que l’esprit en soit différent, il s’écarte de la voie réaliste et élève le débat. Son massacre des innocents n’est pas un document humain qui évoque le calvaire d’un peuple voué à la mort. Ce n’est ni un appel, ni un cri de détresse, ni même une danse macabre. C’est une métaphore traduite en termes d’art.
Celnikier ne se contente pas de dénoncer un crime. Ce grand artiste refuse de se plier aux exigences de l’actualité. Comme le maître du Songe de Constantin, Piero della Francesca, il crée une image épique et légendaire. Ses formes irrationnelles ou supra-rationnelles, ses spectres et ses fantômes qui sont des rythmes de plans et de volumes, ses séraphins ailés, ses anges noirs émergent f’un espace idéal ou céleste.
Un drame sans précédent dans l’histoire du monde est traité avec sérénité. Le clair-obscur exprime seul son essence et la rend perceptible. Ce mouvement de vagues d’ombre et de vagues de lumière en constitue la trame poétique, plastique et musicale.
Le Ghetto qui est le point de mire d’une des galeries publiques israéliennes, le Musée du Martyrologue, n’a été vu en France que par de rares personnes.C’est une page, dont la vie intérieure révèle un peintre qui domine son époque. L’horreur de la situation est, elle-même, dépassée. Un constructeur de lignes et de couleurs l’a haussée au symbole. Certaines ébauches du Ghetto rejoignent les Piétas du Moyen Age tardif, telle la Piéta de l’Ecole d’Avignon. Elles en ont, à la fois, la tension et la concentration, l’intensité et l’accent dramatique.
Prague est-il le second volet du Ghetto ? Hiroshima était un génocide. Budapest a été un carnage. Prague est un viol : un viol commis sur la personne d’une nation libre qui refuse de se rendre et d’être domestiquée. Celnikier qui parle par paraboles retrace son sacrifice. Sa méthode dialectique n’est pas celle qu’il applique lorsqu’il peint le Ghetto. Il fragmente les données de sa toile : données formelles et données thématiques. Des figures isolées incarnent la résistance ou le désespoir. D’autres figures sont des allégories de la puissance de proie. L’harmonie générale du tableau, cette harmonie sobre, grave, mais sonore, scelle l’unité de la composition. Mais Prague n’est pas l’oeuvre d’un artiste engagé qui rédige un réquisitoire. Prague est un chant funèbre.
(…) Je demande aux visiteurs de l’exposition de la Galerie Granoff de se recueillir devant certains tableaux et, notamment, devant l’apocalypse de Prague. En effet, Isaac Celnikier n’est pas un artiste semblable aux autres artistes. Son oeuvre est un acte de foi. Elle représente pour ceux qui défendent la peinture et sa pérennité un immense espoir.
Hiver 1985 | André SCHWARTZ-BART
Catalogue de l’exposition à YAD VASHEM, Jérusalem
Exode d’Auschwitz. Isaac CELNIKIER.
Si, à juste titre, le peuple juif peut être défini comme le peuple de la Mémoire, nous devons regarder le peintre Isaac Celnikier comme l’un de nos héros les plus purs, les plus tragiques aussi.
(…) Nous avons crié, nous avons accumulé des pierres et des livres, des tableaux, nous avons fait tout ce qui est humainement possible pour maintenir les morts présents dans nos coeurs; et puis au long des jours, nous nous sommes efforcés de vivre, tant bien que mal, mûs à la fois par le souci de notre existence individuelle, et, je le crois, par le sentiment obscur d’une destinée plus vaste que la nôtre, plus exigeante, et qui est celle du Peuple juif. Nous n’avons pas oublié, ce serait trop dire; mais pour la plupart d’entre nous, le passé est devenu véritablement du passé.
C’est peut-être ce qui gêne le plus les trop rares visiteurs juifs des expositions d’Isaac Celnikier : voici quelqu’un pour qui l’Holocauste est présent, chaque jour, depuis plus de quarante années.
Le plus étrange est qu’il s’agit ici également d’art.
J’ai eu le privilège, j’ai eu l’insigne honneur de suivre le développement de cette oeuvre, à laquelle on se réfèrera, je le sais, quand bien des gloires actuelles se seront éteintes; et ce n’est pas sans étonnement que j’ai assisté à ses mutations successives, au glissement des gestes vers l’immobilité, et à la métamorphose des clameurs de l’après-guerre en un silence qui caractérise les dernières gravures, ici exposées, oui, à leur juste place.
Quand le geste se fait immobilité, et quand la parole se fait silence, nous atteignons une sorte d’absolu qui est probablement la limite extrême de l’art, dès lors qu’il s’agit d’exprimer l’Holocauste.
Janvier 1987 | Pierre RESTANY
Catalogue exposition Toulouse
La vérité est la vertu de la grandeur
Tous ceux qui ont eu l’occasion de rencontrer Isaac Celnikier sont unanimes sur ce point : le personnage ne fait qu’un avec l’oeuvre, il semble être sorti de la foule des personnages qui envahissent les grandes compositions. Rarement un artiste ne se sera identifié de façon plus viscérale et ardente à l’acte de peindre. Car la peinture pour Celnikier est avant tout un témoignage, un acte charnel de la mémoire.
La facture de Celnikier a atteint d’emblée l’extraordinaire maîtrise de la grande peinture, ce clair-obscur à la fois serein et poignant, distancié et pathétique que l’on retrouve chez Le Greco comme chez Goya, deux peintres qui dans le cas présent font référence.
Car la peinture de Celnikier, avec la richesse de ses pâtes, la stridence bariolée de ses couleurs, le jeu rigoureux de la lumière, offre toutes les plus fascinantes dimensions de la grande peinture. Peindre de la sorte aujourd’hui tient à la fois de la gageure et du miracle de la virtuosité. C’est au plus prestigieux des registres picturaux que l’artiste emprunte les accents de la cause la plus noble : la persistance de la mémoire tout au long d’une expérience de vie. Expérience de vie, expérience de mort. (…)
1989 | Elisabeth De FONTENAY
Catalogue de l’exposition STAVANGER KUNSTFORENING du 10 septembre au 1er octobre 1989
Sur l’oeuvre d’Isaac Celnikier
Comment parler de l’oeuvre d’Isaac Celnikier alors déjà que les mots manquent pour rendre dompte dignement, sans fausse monnaie métaphorique, de ce qui s’inscrit par le dessin et la couleur, de ce qui a lieu dans une pâte et sur une toile, alors que de surcroît, les scènes que figure le peintre transgressent le caractère irreprésentable de la déshumanisation et de l‘extermination ? S’attacher à souligner l’art du créateur, ne serait-ce pas traiter avec bien de la désinvolture, l’hallucinante réalité qui, faute d’avoir englouti l’homme, l’habite désormais et le réquisitionne ? Mais s’attacher à rappeler avec insistance la vérité historique évoquée et métamorphosée, ce serait à l’inverse mettre entre parenthèses ce qui, dans un atelier ou dans une exposition, constitue l’unique évènement: cette oeuvre singulière, vouée à la pérennité et à l’universalité, ces oeuvres que la mémoire n’aurait pu produire sans l’aide des mains et des yeux, et qui matérialisent la présence, aussi obstinée que précaire, du passé. Telle est donc la contradiction dont pâtit celui qui est attendu au tournant de l’écriture, telle est son hésitation quand il pénètre dans le lieu peuplé par l’insomnie fertile d’Isaac Celnikier : il se sent observé tandis qu’il regarde les toiles monumentales et secrètes, il se sait questionné tandis qu’il feuillette les minutieuses et implacables gravures : par les morts qui sont là, pris sur le vif de leurs derniers jours, et par leur interprète qui croit tout de même à la possibilité d’exprimer et de communiquer, non parce qu’il est juif, mais parce qu’il est un artiste. (…)