" Des corps "
Invitation “Des corps” – Paris 2024
Mots de l'artiste
Robert Clévier – à propos des « corps », mines de plomb et pastels, 1994-97. Entretien avec Nathalie Gruska-Flornoy, le 11 septembre 2024.
N.G.F. – Que diriez-vous, aujourd’hui, des œuvres rassemblées pour cette nouvelle exposition, où l’on voit en trois années seulement, se succéder des moments très différents ?
Pouvez-vous en restituer les circonstances – pourquoi, autrement dit, dessiner ainsi en 1995, et pourquoi ces œuvres graphiques titrées « le corps » ?
R.C. – Le contexte. L’inquiétude me portait à m’interroger à peu près en ces termes : notre civilisation nous accordait-elle encore la possibilité d’être nous-mêmes, si je puis dire, en compagnie de notre corps, avec celui-ci… ? Où, ce touchant, en étions-nous ? Le « corps » avait presque disparu des sommets prétendus de l’art et de l’histoire de l’art; là même était leur ouvrage, si bien conduit que les expositions présentées comme les plus remarquables – qu’on se souvienne, par exemple, de celles des modernistes, post-modernistes et expressionnistes abstraits américains des années 1940-70, Gottlieb, Rothko, Newman, Pollock, Motherwell… de Sam Francis et des représentants de l’automatisme – me faisaient l’effet de cérémonies funèbres, de rituels d’évacuation indolore autant qu’insignifiante et du « corps » et des arts européens, en conclusion provisoire de leurs mises en pièces.
Nos pratiques ainsi expurgées, n’ayant plus rien à montrer à propos du réel – la réalité, première a avoir été fuie, depuis le début du siècle déjà ! -, nous restait la tâche d’examiner très minutieusement les degrés de la condamnation qui nous frappait. Clément Greenberg ne se piquait-il pas d’avoir « remis Cézanne à sa place, pour insuffisance théorique » ? Dire quelque chose des sensations pures, envelopper notre néant dans des visions hypertrophiées suffiraient à assurer notre survie ; il n’était que de placer nos pas dans ceux des pompiers.
Notre époque bruyait de ces vertiges protoplasmiques ; bien sûr, le personnage principal de cet opéra puritain du rapport sujet-objet était « le corps ». Quelques savants parlaient du « corps de la peinture » ; généralement, les tableaux-images investiraient-ils bientôt tous les corps possibles ?
Vous m’interrogez, je tente de nommer l’angoisse, la tristesse et l’incrédulité qui ne laissaient pas de me poursuivre; mes travaux me montraient des figures de « sous-ensembles », des composites d’organes, des « corps humains » qui ne tenaient, affalés mi-debout, qu’en positions médianes dans des étendues tout autant altérées, combinées au terme d’« incorporations » incertaines avec des quasi-objets (ou agents d’incorporation, ou d’incarnation?); les deux considérés ensemble faisaient intrigues et prothèses. Je tentais d’avancer un pas après l’autre, de repriser, découdre, laisser.
N.G.F. – Pourquoi ces prothèses ?
R.C. – Aujourd’hui, nos mots parlent clair. Je ne savais rien ou presque alors ; j’observais les intrigues tisser, et les esquisses de prothèses susciter le quantum de chaos nécessaire à leur définition. Travailler était, est le lieu où j’espérais devenir moins mensonger, moins erroné, illusionné ; j’attendais de cet exercice quotidien que là se laisseraient entrevoir d’autres possibles… au début des années 90, je cherchais un « corps » et voyais apparaître des fantômes, puis des fantômes hantés par une antériorité, une sorte de néant avide qui faisait éclater les formes.
Si j’avais compris la situation de l’art, où nous ne nous trouvions pas, aurais-je dessiné ainsi ? Entêté depuis vingt ans, je ne posais, ou ne remettais visuellement au travail qu’une question : où en suis-je ? Dessiner, c’était examiner toutes les écailles tombant de cette question, et en quelque façon remonter jusqu’à elle.
N.G.F. – C’était « où en suis-je ? », ou bien « où en est le monde » ?
R.C. – Ma discipline, d’abord ; c’était au regard, voire sous le regard de celle-ci, de son histoire si longue, et riche et menue, à laquelle j’appartenais, que cette interrogation pouvait être menée ; là était ma famille, qui ne comprenait pas que des artistes ; à mes yeux, il y avait bien plus haut que les arts et l’esthétique.
N.G.F. – Qui est ?
R.C. – les philosophies qui en particulier, mettaient en rapport l’esthétique avec l’éthique.
N.G.F. – Partagiez-vous vos inquiétudes avec vos amis ou connaissances ?
R.C. – Ces échanges les remuaient avant de les brouiller. Pourtant, en 1992, l’occasion me fut donnée de lever cet horizon dont mes confrères en nombre chantaient les déclinaisons ; Julien Green m’accorda de travailler avec lui à l’édition originale, accompagnée par mes estampes, d’un manuscrit inédit titré « Dionysos », écrit en 1933. Ce travail à quatre mains vint à point pour remettre sur le métier quelques-unes des interrogations mentionnées il y a un instant. Transporté dans le paysage d’entre les deux guerres, j’eus la possibilité de renouveler la représentation que je me faisais jusqu’alors des racines européennes du modernisme américain. Par ailleurs, je relus Proust et Kafka, Musil et « chemins qui ne mènent nulle part ».
Outre un chant fluté à la gloire de l’anatomie antique, Green proposait une interprétation sombre, frénétique, lourde et tristement charnelle du mythe grec, et le Dionysos le plus décevant.
Deux étonnements présidèrent à mes choix.
Le premier fut le moment choisi par l’auteur pour mettre un terme à soixante ans d’oubli, ou d’égarement de ce texte, et de le publier précisément alors, en 1993. Je voyais la beauté apollinienne se briser sur mes planches avec les dernières lucioles de la Renaissance ; si Green choisissait ce moment, était-ce qu’à ses yeux notre civilisation, impuissante à former une espérance universelle, était condamnée à produire, devant des populations européennes affaiblies, le simulacre d’un printemps équivoque, pervers ?
Le second touchait à l’impuissance des arts à éviter les catastrophes ; le langage de Green, sa poétique, de flamboiement en incandescence, soulignait certes cette impuissance, mais c’était pour charger bien plus gravement tous les arts; « Dionysos » parlait de complicité des arts avec les plus délétères puissances de destruction; le seul printemps qu’on pouvait y rencontrer n’était acceptable que pour autant qu’il promettait d’augmenter le flétrissement de la cité qui y avait placé son espoir. En cette fin de siècle, qu’en était-il de nous, du dit printemps des arts – était-ce à « pire que des guerres » que nous devions nous préparer ?
J’ai proposé les mines de plomb que vous voyez ; elles ont été récusées (et rangées en cartons depuis 30 ans, supplémentaires si je puis dire) ; le trouble ne me quittait plus ; j’avançais dans un mélange de brouillard épais et d’intuition esthétique également précaire ; j’ai gravé non mes études mais des images qui ne pourraient, en toute circonstance, être reçues qu’en tant qu’images-opérateurs de consentement, perfections, mi-viatiques mi-idoles.
N.G.F. – Au courant de l’année 1995 et jusqu’à fin 1997, votre manière se transforme fortement, par ruptures.
R.C. – Le verbe « rompre » appartient au modernisme, qui dit « ruptures » pour ennoblir ses vues, les revêtir d’un manteau de scientificité. En viendrons-nous aux mains avec cette idéologie avec l’arme même qui assure sa prospérité ?
Les coexistences d’objets, par exemple de figures d’espace-temps différents, et de là de différences, retenaient toute mon attention. Nous revenons donc au modèle grec de la beauté, du « corps » fondé sur le prélèvement de parties parfaites de corps imparfaits, et leur assemblage a posteriori, toutes différences et discontinuités masquées. Vers 1995, j’observais ce modèle de corps-prothèse construit par « intégrations » achever de se glorifier se désintégrant, montrer, creuser et exciter comme plaies les collages ou « inclusions » que les traditions avaient habilement dissimulées.
Il me semble aujourd’hui que les études que vous exposerez, travaillent d’abord cette question des différences au regard non d’une idée « d’ensemble », de cohérence, mais d’une altérité, d’une différence irréductible. Cette possibilité s’il s’agissait bien de cela, appelait mes espérances.
N.G.F. – Enfin, pour titre de cette exposition, vous proposez « habeas corpus ? »
R.C. – … pour ne pas perdre de vue cet aspect du contexte ; j’étais né sous droit romain, à un moment où le propriétaire et rentier de moi-même comme de mon corps, était l’État ; c’était valoir une chaise, ou un chien aux yeux des propriétaires du fonds de cette petite affaire, mes géniteurs. Au début des années 1990, il ne pouvait échapper à personne qu’au-delà des turpitudes où les puissances publiques se roulaient, c’était l’État lui-même qui se vidait de ses derniers volumes liquides, lors que déjà, l’évolution du droit m’avait accordé de succéder à mes parents quant à la possession du fonds.
Je dessinais ; en jeu, qu’y avait-il, quel objet pour quel sujet ? quoi ou qui, qui et quoi ? « Des corps ? »