
" Au Ferret, aux bords "
Invitation « Des corps » – Paris 2024

Mots de l'artiste
Robert Clévier, exposition « Au Ferret, aux bords », dessins et tableaux 2015-2018.
Entretien avec Nathalie Gruska Flornoy, décembre 2024
NGF. — Dix ans après votre longue période de travaux parmi les vignes, vous séjournez quelques jours chaque été de 2015 à 2018 au Cap-Ferret ; vous y esquissez et revenant à votre atelier, réalisez les œuvres graphiques que nous exposons.
RC. — ll y a des fusains, des mines de plomb, des pastels.
NGF. — On devine qu’il s’agit du bassin, des pignots (on prononce le T, du gascon « pinhòt »), des parcs à huitres… Sur place, qu’est-ce qui vous a surpris ou interrogé ?
RC. — Par moments, il y avait la possibilité de travailler.
NGF. — On voit des formes effacées, floutées, nacrées.
RC. — Le matin, je marchais d’une anse à l’autre. Au Ferret, la terre joue à l’eau, qui enjoue. En soirée venait l’idée de peindre le trait entre deux moments, les marées.
NGF. — Votre travail ici et là montre deux géométries régulières qui constituent entièrement, sans perte ni réserve la forme unique de deux « paysages », terre et eau. Pourtant, combien les données physiques locales des vignobles et du bassin diffèrent les uns des autres !
RC. — Les vignes avancent aux rythmes saisonniers, avec lenteur. L’hiver, après la taille, selon que le sol est dénudé ou en herbe, les ceps foncent, forment comme des brasiers de silhouettes qui par contraste avec le vert ou les terres de sienne, semblent s’accrocher, et s’articuler dans les lointains. Au printemps, après une courte période rosée, un plan homogène de vert natif couvre tout à coup les parcelles, en dissout les limites.
La lumière des vignes se voit telle qu’on dit qu’elle est, qu’on la décrit et définit : des droites orientées de façon univoque. Au bord du bassin, le sable est composé de débris de coquilles d’huitres, de nacre ; l’eau clapote, les droites s’y brisent en milliers de petits morceaux, diffractent en autant de directions divergentes et rebondissantes, comme si les grains de sable et l’eau se mélangeaient avec autant de miroirs, formant un horizon illuminé, une nuée de phénomènes optiques, une phase spectaculaire de la lumière.
NGF. — Au Ferret, le rythme est rapide, les marées et les variations constantes.
RC. — Le fond émerge et transparaît, le ciel forme des flaques, la terre des brumes, des dunes ; à quel moment les pignots peuvent-elles être perçues comme des bois, et non comme des persistances rétiniennes, des tremblements énigmatiques, des signaux clignotants, des traces, des ombres ? Ici, à l’abri de la mer et peut-être de ses puissances, éclatent les reflets ; et là, des parcelles solides telles des légions, tortues invariables recevant la lumière en faisceaux.
Comparer ces deux paysages concrets, voire les représenter par oppositions des attributs que l’on peut leur attacher (sec/net versus humide/flou, graphique/plastique, plastique/graphique, peinture/dessin, etc.), souligne qu’ils doivent beaucoup à la vision, faculté sensible et inventive d’espaces ; à la vue par projection de ses optiques, à la vision puisque ce « voir » est faire du réel un épiderme.
J’y ai travaillé pour interroger, tenter de mesurer l’importance relative cette perception, à côté d’autres sens. Ma pratique a été transformée par la nécessité, à laquelle comme peintre et comme personne je me suis réuni, la nécessité donc d’interroger le réel et le monde sur d’autres plans, selon d’autres logiques et modalités que ceux qui dépendent de la vision et de sa puissance.
NGF. — Les couleurs des tableaux qui portent les titres « Route de Pauillac », ou « Environs de Saint-Emilion », sont constituées de couches d’acrylique très légèrement colorées. Ces passages, se succédant pendant plusieurs années, peuvent être très nombreux.
RC. — Ce qui importe ici, ce sont autant ou davantage les périodes, intermédiaires entre les séances de travail, que les apports réalisés lors de ces séances. Les résultats du travail tiennent au choix intuitif du moment de peindre ; il y a un moment, et non mille possibilités, pour chaque acte ; ma certitude sensible s’attache peu à ce que j’ai à faire, mais se constitue comme le moment de ce faire.
NGF. — Cette remarque vaut pour toutes vos œuvres. Au Cap-Ferret, vos utilisez des pastels et des mines de plomb pour la couleur. Pourquoi avoir changé de matériau ?
RC. — Le noir, une couleur ?
NGF. — Oui !
RC. — Selon que l’on considère a priori le noir comme une couleur, ou non, ces travaux seront regardés différemment. Couleur a longtemps signifié « lumière ». Vos yeux perçoivent des noirs-couleurs – espérez-vous une lumière noire ?
J’utilise les noirs, quelques-uns parmi tous ceux que je peux me procurer – ma règle est : peu de vocabulaire, beaucoup d’équivalents d’une syntaxe -, j’utilise les variations de noirs pour les phases transitoires entre noirs et couleurs, puisque les couleurs optiques procèdent des dégradations du noir – c’est ce que mes expériences m’apprennent; aux vignes, il s’agissait de chromatisme, mais au Ferret, les couleurs relevaient, optiquement, des camaïeux de gris obtenus par déclinaison, « effacement » (de la face).
Dilution pendant ces années 2015, et dans la période précédente, travail avec des traces de couleur; en utilisant les tonalités les plus basses, faisant avec des perceptions infraliminaires, je cherchais des micro-transformations qui, l’une après l’autre, se superposant, constituerait certes une charge matérielle de pigments mais non une densité suffisante pour être fixée, nommée « une couleur »; je ne sais pas ce qu’est « une couleur », celle-ci tenant principalement à la façon dont les gels acryliques sont tirés, orientés, brouillés, posés, états successifs et simultanés à travers et entre lesquels la lumière pénètre et circule, est freinée ou poussée selon des angles différents… cette « non connaissance » dit mieux ma pratique (la préparation des matériaux comme mes actes) et la prééminence mes intuitions esthétiques en toute circonstance, que n’importe quel savoir constitué.
A partir des années 2013 ou 14, j’ai retrouvé l’emploi des pastels, des gestes comparables à ceux que je viens de relater (en peinture acrylique), où la quantité de matière peut là encore aller jusqu’à la poussière, mais où les rapports colorés à ces limites se présentent, paradoxalement, de façon plus nette à la perception, peut-être parce que les pastels même utilisés avec la plus grande discrétion, sont composés de grains de matière (quand ils sont dilués dans les gels acryliques).
L’introduction de noirs dès les premiers actes constituait un fait nouveau ; il s’agissait de mettre en relation, en jeu, les couleurs « objectives » (ici, les pastels) avec les couleurs optiques, « subjectives » (dites aussi pré-hallucinatoires), qui se produisent à la surface des noirs selon leurs tonalités.
A partir de ces années 2015, une idée me parut devoir être soutenue, telle qu’aucun geste, qu’aucune intervention ne pouvaient demeurer visibles selon leurs propres logiques ; qu’il n’y avait de geste fondamental qu’un deuxième geste, qu’une deuxième tentative qui à la fois dépendait de la première, en courbait le développement, et dès lors, n’en dépendait pas au sens prévisible. Cette exigence s’affirmait par de nouvelles pratiques, et des résultats nouveaux, d’où ce que vous appelez des « aspects nacrés, blanchis, de brouillard, … ». Il me semble que toute réalité graphique ou plastique ne se maintient, n’a d’à venir que par l’action qui la répare (de sorte qu’a posteriori, mes techniques acryliques me semblent aujourd’hui relever d’une logique de croissance naturelle !). *
NGF. — Vos tableaux de la période « vignes » sont des diptyques ; les dessins du Ferret, non.
RC. — Tous comportent deux parties et une séparation, au moins. Tous ont à voir avec des paysages qui, par rapport à d’autres espaces où se mêlent plusieurs logiques, plusieurs types d’emprise et d’évolutions, tous d’abord sont construits et contrôlés jusqu’à saturation : on ne peut y voir que ce maximum, tout aspect jusqu’au plus périphérique relevant de volontés invariables mises au service exclusif d’une possession totale, continue, d’une clôture unifiant les propriétés physique, coutumière, légale, normative de ces espaces.
Un espace-temps un, endogène ; à ses frontières, l’étranger ; la figure que je rencontre en attente ici, est celle de l’évènement, de l’accident, et du hasard qui décidera du moment où dans de si fortes mains, ces coques au moment où elles seront remises aux nouvelles générations, se briseront.
Métaphores : les vignes, inflexibles, jusqu’à l’acmé des vendanges, où commence une nouvelle séquence ascendante, jusqu’à un nouvel acmé qui en quelque sorte, présentera le fruit coupé de ses racines terrestres au secret de ses derniers degrés d’accomplissement. Le bassin, acmé continué, vaguement alternatif, post-moderne. Au cours de la période 1999-2010, j’ai interrogé non le temps en tant que lui-même, mais l’espacement, concept que la peinture – c’était mon espérance – me permettrait de suspendre.
De là, j’en vins quelques années plus tard à questionner la division en deux parties au sens de forme ; mes pratiques expérimentaient cette folle séparation, c’est à dire, non des représentations, mais – était-ce le principe sur lequel repose tout notre système occidental de représentation : le dualisme, et la dialectique qui en est le mouvement apparent ?